Le Point d’honneur (Alain-René LESAGE)

Comédie[1] en trois actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des fossés Saint-Germain, le 3 février 1702.

 

Personnages

 

LE CAPITAINE DON LOPE DE CASTRO, oncle d’Estelle

DON ALONSE DE GUZMAN, amant d’Estelle

DON LUIS PACHECO, sous le nom de Don Carlos, amant de Léonor

ESTELLE D’ALVARADE, nièce du capitaine

LÉONOR DE GUZMAN, sœur de Don Alonse, promise au capitaine

BÉATRIX, suivante de Léonor. JACINTE, suivante d’Estelle.

CRISPIN, valet du capitaine

CLARIN, valet de Don Luis

UN GENTILHOMME SICILIEN

UN ESPION du capitaine

 

La Scène est à Madrid

 

 

ACTE I

 

Le Théâtre représente le Prado, principale promenade de Madrid. On voit dans l’enfoncement un mur de jardin, percé d’une petite porte.

 

 

Scène première

 

LÉONOR, BÉATRIX

 

Elles sortent toutes deux du jardin par la petite porte.

LÉONOR.

Oui, Béatrix, puisque je suis soumise à l’autorité de mon frère, je ferai ce qu’il souhaite ; il veut que j’épouse le capitaine don Lope de Castro, je l’épouserai.

BÉATRIX.

Ce capitaine-là est un homme bien expéditif. Il vous vit avant-hier pour la première fois, et il vous a déjà demandée en mariage.

LÉONOR, soupirant.

Ahi !

BÉATRIX.

Je sais bien mauvais gré au seigneur don Alonse de Guzman votre frère, de vous sacrifier à l’amour qu’il a pour Estelle d’Alvarade. Quoi ? parce qu’il aime cette dame, il faut qu’il vous livre à une espèce de fou dont elle est nièce ?

LÉONOR.

Il est vrai que le capitaine don Lope est si délicat sur le point d’honneur, qu’il outre quelquefois la matière. Cela lui donne un ridicule dans le monde, j’en conviens ; mais il a de la naissance de la valeur, de la probité ; et je crois que je ne serai pas malheureuse avec lui.

BÉATRIX.

À la bonne heure. Vous allez donc abandonner don Carlos, ce jeune galant qui vient depuis huit jours régulièrement au Prado, qui assiège la petite porte de notre jardin, et dont vous recevez les soins sans pouvoir vous en défendre.

LÉONOR.

C’en est fait, je n’y veux plus penser. Mon devoir triomphera bientôt de l’inclination que je me sens pour lui.

BÉATRIX.

Vous prenez bien vite votre parti.

LÉONOR.

Est-ce que tu m’en fais un reproche ?

BÉATRIX.

Au contraire, je vous en loue. Après tout, ce don Carlos vous cache sa naissance, et cela me le rend suspect. Peut-être n’a-t-il pas tort de vous en faire un mystère.

LÉONOR.

Quoi qu’il en soit, je ne veux plus lui parler.

BÉATRIX.

Vous ferez bien.

LÉONOR.

Tu n’as qu’à l’attendre ici.

BÉATRIX.

Volontiers.

LÉONOR.

Tu lui diras que je suis promise à un autre ; qu’il cesse de rechercher une fille qui ne saurait être à lui.

BÉATRIX.

Laissez-moi faire ; je vais le congédier impitoyablement.

Léonor rentre dans le jardin.

 

 

Scène II

 

BÉATRIX, seule

 

Je ne ferai pas mal de l’éconduire. Que sait-on ? Le drôle a peut-être des vues... et j’en pourrais payer les pots cassés... Mais quel homme s’avance ? Il me semble que c’est Crispin. Justement, c’est lui.

 

 

Scène III

 

BÉATRIX, CRISPIN, avec une longue épée

 

CRISPIN.

Eh ! bonjour, charmante Béatrix !

BÉATRIX.

Je vous croyais mort, M. Crispin. Depuis près de deux années que vous avez quitté le service de notre maison, on n’a pas eu le bonheur de vous voir.

CRISPIN.

C’est ce que tu dois me pardonner, mon enfant ; car je sers à-présent un maître qui a besoin de tous mes moments.

BÉATRIX.

Et, à qui es-tu donc ?

CRISPIN.

J’ai l’honneur d’être depuis dix-huit mois au vaillantissime capitaine don Lope de Castro. La glorieuse condition !

BÉATRIX.

Au capitaine don Lope !

CRISPIN.

Oui, à celui qu’on appelle par excellence dans Madrid, l’arbitre des différends, et le juge en dernier ressort de toutes les querelles.

BÉATRIX.

J’en suis ravie mon cher Crispin. Te voilà rentré dans la famille.

CRISPIN.

Comment cela ?

BÉATRIX.

Tu ne sais donc pas que ton maître va devenir l’époux de Léonor de Guzman, ma maîtresse ?

CRISPIN.

Ma foi, non ; cela serait-il possible ?

BÉATRIX.

Il en fit hier au soir la demande à don Alonse.

CRISPIN.

Voilà ce que je ne me serais jamais imaginé, Comment diable l’amour a-t-il pu se fourrer dans le cœur de cet homme-là ?

BÉATRIX.

C’est que l’amour se fourre partout, mon ami.

CRISPIN.

Je ne m’étonne plus vraiment si mon maître m’envoie dire à don Alonse qu’il va venir le voir tout à l’heure, et s’ils se font tant d’amitié tous deux depuis trois jours.

BÉATRIX.

Au reste, je crois le capitaine un parti fort honorable pour Léonor.

CRISPIN.

Très honorable. Comment ! c’est un oracle en fait de procédés. On vient le consulter de tous les pays du monde.

BÉATRIX.

Je l’ai ouï dire.

CRISPIN.

Il a composé un livre où l’on trouve des règles de point d’honneur, mais des règles toutes nouvelles. On y voit toutes les espèces d’offenses et de réparations possibles et impossibles.

BÉATRIX, riant.

Cet ouvrage sera d’une grande utilité. Mais dis-moi un peu, est-il vrai que ton maître court toute la ville pour s’informer des différends qui sont survenus, afin de les terminer suivant ses règles ?

CRISPIN.

Assurément. Il a même des espions pour en être mieux instruit ; et ces espions, pour son argent, lui rendent compte, tant des injures qui se font, que de celles qui se doivent faire.

BÉATRIX.

Quel original ! Et t’accommodes-tu bien de ses manières ?

CRISPIN.

À merveille. Je le prends même pour modèle.

BÉATRIX.

Oh, oh !

CRISPIN.

Et nous vivons ensemble comme deux frères bien unis.

BÉATRIX.

Je t’en félicite.

CRISPIN.

Je veux te dire un trait qui t’en convaincra. Tu sauras que la guerre est sa passion dominante, et qu’il n’a pas de plus grand plaisir que de parler de ses campagnes. Dès que vous touchez devant lui cette corde-là, il vous enfile un détail d’expéditions militaires à épuiser la patience humaine. Mais comme il connaît son défaut, il m’a chargé de le tirer discrètement par le bout de la manche, quand je m’apercevrais qu’il va s’égarer. Je n’y manque pas, et il se dépêche aussitôt de finir, comme un organiste qui entend sa sonnette ; drelin, drelin.

BÉATRIX.

Cela est admirable... Mais n’est-ce pas lui que je vois là-bas avec un autre cavalier ?

CRISPIN.

C’est lui-même.

BÉATRIX.

Jusqu’au revoir, Crispin.

CRISPIN.

Sans adieu, ma reine.

Béatrix rentre par la petite porte du jardin.

 

 

Scène IV

 

CRISPIN, LE CAPITAINE

 

On voit au fond du théâtre le capitaine qui se sépare d’un cavalier, et qui s’avance en rêvant vers Crispin.

CRISPIN.

Il est dans une profonde rêverie.

LE CAPITAINE.

Je veux entrer dans tous les différends, et connaître de tous les démêlés publics et particuliers qui naîtront dans la ville.

CRISPIN.

Et moi de toutes les querelles des faubourgs...

LE CAPITAINE.

Quoique les Espagnols se piquent d’être délicats sur les affaires d’honneur, je ne trouve pas qu’ils y fassent encore assez d’attention.

CRISPIN.

Non, ils ne savent pas comme nous s’offenser d’une chose qui n’offense point.

LE CAPITAINE.

Il y a des injures réelles qui leur paraissent des minuties.

CRISPIN.

Oui, des bagatelles.

LE CAPITAINE.

Et cependant, Crispin, dans ces matières-là, on doit examiner tout sérieusement.

CRISPIN.

Être toujours sur le qui-vive.

LE CAPITAINE.

Enfin, il faut regarder ces sortes d’objets avec un microscope.

CRISPIN.

Avec un microscope ! c’est bien dit. Oh ! que votre livre va corriger d’abus !

LE CAPITAINE.

Il ne tiendra pas à moi du-moins que les maximes du point d’honneur ne soient rigoureusement observées.

CRISPIN.

Vous avez déjà mis les choses sur un bon pied. Sans vous, on ne verrait pas tant de querelles qu’on en voit.

LE CAPITAINE.

Hé bien, t’es-tu acquitté de ta commission ? As-tu été chez don Alonse ?

CRISPIN.

Pas encore ; mais tenez, le voilà qui sort de chez lui par la petite porte de son jardin.

LE CAPITAINE.

Cela est heureux.

 

 

Scène V

 

LE CAPITAINE, CRISPIN, DON ALONSE

 

DON ALONSE.

Vous me prévenez, seigneur don Lope. J’allais chez vous pour vous faire une prière.

LE CAPITAINE.

Une prière ! Ah ! commandez, don Alonse. Près d’être votre beau-frère, que puis-je vous refuser ? Ce que je ne ferai pas pour vous, je ne le ferais pas même pour un certain don Carlos qui m’a sauvé la vie en Flandres, dans la dernière bataille qui s’y est donnée.

DON ALONSE.

Quoi ! Vous étiez à cette bataille ? Je vous croyais alors en Italie.

LE CAPITAINE.

Si j’y étais je me trouvai dans les premiers corps qui chargèrent l’ennemi. Nos troupes y firent toutes les merveilles qu’on devait attendre de la valeur espagnole.

CRISPIN, à part.

Il va se lâcher.

LE CAPITAINE.

L’armée des ennemis était campée sur deux lignes, et couverte d’un petit ruisseau.

CRISPIN, à part.

Nous y voilà. Préparons-nous à faire notre office.

LE CAPITAINE.

Nous le passâmes fièrement malgré le feu continuel que...

CRISPIN, le tirant par la manche.

Drelin, drelin.

LE CAPITAINE.

Enfin, c’est dans cette occasion que mon ami don Carlos me sauva la vie en prévenant un Hollandais qui avait le bras levé sur moi. Revenons à votre affaire. De quoi s’agit-il ?

DON ALONSE.

Estelle votre nièce me désespère. La cruelle m’ôte tous les moyens de lui parler ; mais il en est un qui dépend de vous.

LE CAPITAINE.

Quel est-il ?

DON ALONSE.

Comme elle est à-présent logée dans votre maison, souffrez que je m’introduise ce soir dans son appartement.

LE CAPITAINE, indigné.

Ô ciel ! Don Alonse, pouvez-vous me faire une pareille proposition ?

CRISPIN, à part.

Il ne s’adresse pas mal.

LE CAPITAINE.

Vous voulez que je favorise un tel dessein ! Vous exigez de mon amitié une si lâche complaisance ?

CRISPIN, à don Alonse.

Pour qui nous prenez-vous ?

DON ALONSE, au capitaine.

Ah ! je ne médite rien qui doive vous révolter. Je ne veux seulement que lui peindre l’affreux état où sa cruauté me réduit.

CRISPIN, branlant la tête.

Votre valet.

DON ALONSE.

Et vous serez avec moi.

LE CAPITAINE, se radoucissant.

C’est une autre chose.

CRISPIN.

Bon pour cela.

LE CAPITAINE.

À cette condition, cher ami, je ne puis refuser de vous servir. Venez donc ce soir au logis.

DON ALONSE.

Ce n’est pas tout ; j’ai aussi à vous parler d’une affaire qui touche votre honneur et le mien.

LE CAPITAINE, prenant feu.

Expliquez-vous. Ne me déguisez rien. Qu’est-ce ?

DON ALONSE.

J’ai appris que depuis quelques jours il rôdait autour de ce jardin un cavalier qui en veut à Léonor.

CRISPIN, à part.

Ahi, ahi, ahi !

DON ALONSE.

Et sur le rapport qu’on m’en a fait, j’ai lieu de croire qu’il cherche à la séduire.

LE CAPITAINE.

Grands dieux ! Que m’apprenez-vous ?

CRISPIN.

Ventrebleu ! Ce n’est point là une de ces minuties qu’il faut regarder avec un microscope.

LE CAPITAINE.

Vengeance, don Alonse, vengeance ! Vous êtes frère, et je suis amant ; vous savez à quoi ces deux qualités nous engagent. Ne laissons pas davantage vieillir le mal ; il deviendrait peut-être incurable.

CRISPIN.

Je ne sais pas même si l’on ne s’avise pas trop tard d’y remédier.

DON ALONSE.

Voici l’heure où le cavalier a coutume de venir au Prado. Nous pouvons lui demander raison...

LE CAPITAINE.

Lui demander raison, oui, c’est le droit. Comment se nomme-t-il ?

DON ALONSE.

Je ne sais.

LE CAPITAINE.

Où demeure-t-il ?

DON ALONSE.

Je l’ignore.

LE CAPITAINE.

Cela étant, don Alonse, nous ne pouvons nous venger tout à l’heure.

DON ALONSE.

Pourquoi ? Ne suffit-il pas qu’il ait à mon insu des desseins sur ma sœur ? 

LE CAPITAINE.

Non, cela ne suffit pas.

CRISPIN.

Oh, que non ! Voilà de mes jeunes gens qui ne demandent qu’à ferrailler !

LE CAPITAINE.

Il faut auparavant que vous sachiez s’il est gentilhomme ou non : s’il est marié, ou s’il ne l’est pas.

CRISPIN.

S’il a père et mère, ou s’il est orphelin...

DON ALONSE.

Dans un moment nous apprendrons tout cela de sa propre bouche.

LE CAPITAINE.

Autre erreur. Il pourrait nous cacher la vérité.

DON ALONSE.

Vous êtes trop régulier, don Lope ; et mon ressentiment ne me permet pas d’attendre.

LE CAPITAINE.

Contraignez-vous, don, Alonse. Je ne souffrirai point que vous blessiez les lois de la bienséance.

CRISPIN.

Périssent mille honneurs de fille, plutôt que de voir choquer nos règles.

LE CAPITAINE.

Croyez-moi, faisons observer et suivre notre homme ; et quand nous saurons qui il est, nous irons le trouver chez lui. S’il a eu des intentions criminelles, nous punirons son audace ; et s’il n’a eu que des vues légitimes, nous lui ferons savoir que Léonor m’est promise, et je le sommerai de se désister de ses prétentions.

DON ALONSE, bas.

Il faut bien que je me prête à sa délicatesse...

Haut.

J’y consens. Il s’agit donc de charger de cet emploi quelque homme adroit.

LE CAPITAINE.

Crispin nous en rendra bon compte.

CRISPIN, à part.

La mauvaise commission !

DON ALONSE.

Laissons-le donc ici en sentinelle, et venez vous reposer chez moi.

Don Alonse se retire, le capitaine veut le suivre, mais Crispin l’arrête.

 

 

Scène VI

 

LE CAPITAINE, CRISPIN

 

CRISPIN.

Attendez, seigneur, un mot : il me vient un petit scrupule.

LE CAPITAINE.

Sur quoi ?

CRISPIN.

Sur la commission que vous me donnez. J’y trouve quelque chose qui ne s’accorde pas, ce me semble, avec le galant homme.

LE CAPITAINE.

Quoi ?

CRISPIN.

En épiant ce cavalier, si, par malheur, j’en apprenais plus que nous n’en voulons savoir, j’exposerais Léonor à la fureur de son frère, et je romprais en même-temps votre mariage avec elle. À votre avis, n’y a-t-il pas là-dedans... un je ne sais quoi, qui... qui n’est pas bien.

LE CAPITAINE.

Au contraire, Crispin, rien n’est plus louable : car, supposé que Léonor, à l’insu de son frère, fût disposée à écouter le galant, ce qui ne peut être, tu rendrais un grand service à don Alonse, à moi, et à Léonor même en nous avertissant.

CRISPIN.

Je puis donc sans répugnance me mêler de cette affaire-là.

LE CAPITAINE.

Hé, oui.

CRISPIN.

Bon. Je respire. Je deviens, à votre école, diablement chatouilleux sur le point d’honneur.

LE CAPITAINE.

Cela me fait plaisir, si tu continues je ferai quelque chose de toi.

Don Lope entre dans le jardin.

 

 

Scène VII

 

CRISPIN, seul

 

Ça, faisons semblant de nous promener. Observons bien tous les cavaliers qui viendront ici, et principalement ceux qui me paraîtront des dénicheurs de merles... Ho ! ho ! j’en vois déjà deux qui s’approchent de ce jardin.

 

 

Scène VIII

 

CRISPIN, DON LUIS, CLARIN

 

DON LUIS, bas, à Clarin.

Arrêtons, Clarin. Laissons passer cet homme-là.

CLARIN, bas, à don Luis.

Comme il nous regarde !

DON LUIS, bas.

Il m’est suspect.

CRISPIN, à part.

Ils m’examinent. C’est assurément le gaillard que j’ai ordre d’observer.

CLARIN, bas.

Il a toute l’encolure d’un espion.

DON LUIS, bas.

Allons à lui. Il faut savoir ce qu’il a dans l’âme.

CRISPIN, à part.

Ils viennent à moi.

CLARIN, à Crispin.

Écoutez, l’ami. Que faites-vous là ?

CRISPIN.

Je prends le frais, je me promène, je fais provision de santé.

DON LUIS, à Crispin.

À d’autres. Tu m’as l’air d’être ici pour faire quelque mauvais coup.

CRISPIN.

J’y suis plutôt pour empêcher qu’on n’en fasse.

CLARIN, prenant Crispin au collet.

Camarade, il faut parler net.

CRISPIN.

Parler net ? Parbleu ! il me semble que je parle assez net.

CLARIN, le menaçant.

Par la mort !...

DON LUIS.

Doucement, Clarin, ne lui fais aucune violence. Il va nous avouer franchement la chose.

CRISPIN, à don Luis.

Quelle chose ! Je n’ai rien à vous avouer.

CLARIN.

Tu ne veux donc pas jaser ?

Frappant Crispin.

Tiens, voilà le prix de ta discrétion.

CRISPIN, criant.

Haï ! haï ! haï !

DON LUIS, à Crispin.

Pendard, je vois à ta physionomie qu’on t’a mis pour ici observer si quelqu’un en veut à certaine dame qui demeure dans ce jardin.

CRISPIN.

Vous voyez cela à ma physionomie ?

DON LUIS.

Clairement.

CRISPIN.

Et moi, je vois à la vôtre que vous ne venez au Prado que pour parler à cette certaine dame, Il y a bien des physionomies parlantes, comme vous voyez.

DON LUIS.

Tu es donc un espion de don Alonse de Guzman ?

CRISPIN.

Je ne dis pas cela.

DON LUIS.

Si je savais que tu le fusses, je te donnerais cent coups.

CRISPIN.

Sur ce pied-là, je n’ai garde de l’être.

DON LUIS.

Qui que tu sois, prends la peine de te retirer, et ne t’amuse point à nous regarder.

CLARIN.

Si tu ne disparais à nos yeux, dès ce moment, je te couperai les oreilles.

CRISPIN.

Oh ! je vous les abandonne si vous m’y rattrapez. Serviteur.

À part, s’en allant.

Je vais me cacher dans un endroit où ils ne me verront pas, et je les guetterai en dépit d’eux.

 

 

Scène IX

 

DON LUIS, CLARIN

 

CLARIN.

Enfin, nous l’avons écarté. Nous pouvons nous entretenir librement. C’en est donc fait, seigneur don Luis, vous ne pensez plus à Estelle d’Alvarade ?

DON LUIS.

Non, Clarin, cesse de m’en parler.

CLARIN.

Je ne vous comprends pas. Après un long séjour en Flandres, vous revenez à Madrid toujours amoureux d’Estelle. En arrivant, vous passez par cette promenade ; vous voyez par hasard Léonor, qui sortait de ce jardin, et sa vue, dans un instant, vous rend infidèle.

DON LUIS.

Ah ! Clarin, sommes-nous maîtres de nos cœurs ? Laisse-moi m’abandonner à ma nouvelle passion. Tout semble la favoriser. Je suis écouté de la sœur de don Alonse ; et je viens de terminer la fâcheuse affaire qui m’obligeait depuis deux ans à vivre loin de Madrid sous le nom de don Carlos.

CLARIN.

Vous pouvez donc maintenant apprendre à Léonor que vous êtes don Luis Pacheco ?

DON LUIS.

C’est ce que je prétends lui découvrir aujourd’hui ; mais, en même-temps, je la prierai de garder le secret sur mon retour.

CLARIN.

D’où vient cela, s’il vous plaît ?

DON LUIS.

C’est qu’Estelle est nièce du capitaine don Lope de Castro.

CLARIN.

Quoi ! de ce grand redresseur de torts, qui se rendait médiateur de toutes les querelles qui arrivaient dans l’armée, et à qui vous avez sauvé la vie dans la dernière bataille ?

DON LUIS.

Oui, ce capitaine est oncle d’Estelle.

CLARIN.

Malepeste ! vous avez raison. Quoique ce capitaine vous doive la vie, il serait homme à vous chicaner sur l’affront que vous faites à la beauté de sa nièce.

DON LUIS.

Voilà justement ce que je veux éviter. Don Lope est d’un caractère si singulier, que je n’ai pas voulu lui faire la moindre confidence de mes affaires ; il est bon qu’il ignore mon arrivée dans cette ville, jusqu’à ce que je sois sûr d’obtenir Léonor.

CLARIN.

C’est bien dit. Après cela nous le verrons venir.

DON LUIS.

Tais-toi. La suivante de Léonor paraît. Va-t’en, et reviens me rejoindre dans une heure.

Clarin sort.

 

 

Scène X

 

DON LUIS, BÉATRIX

 

BÉATRIX, à part.

À la fin le voici.

DON LUIS.

Hé bien, Béatrix, aurai-je bientôt le plaisir de revoir ta maîtresse ?

BÉATRIX.

Non, seigneur don Carlos. Je viens même vous dire de sa part que vous ne la verrez plus.

DON LUIS.

Qu’entends-je ?

BÉATRIX.

Son frère veut qu’elle épouse un de ses amis. Elle ne peut désormais avoir d’entretien avec vous.

DON LUIS.

Quelle affreuse nouvelle ! La fortune ne m’a donc flatté d’abord, que pour me faire sentir plus vivement sa rigueur ! Ma chère Béatrix, je te conjure d’avoir pitié de moi.

BÉATRIX.

Mais, vraiment, je vous plains fort.

DON LUIS.

J’implore ton secours. Engage Léonor à m’accorder un dernier entretien. Je reconnaîtrai bien ce bon office.

BÉATRIX.

Je ne doute pas de votre générosité ; je voudrais bien vous rendre ce service ; mais il pourrait me coûter cher.

DON LUIS.

Te coûter cher !

BÉATRIX.

En pouvez-vous douter ? Je perdrais pour jamais la confiance de ma maîtresse : elle croirait que vous m’auriez gagnée par des prières, et que je vous servirais au préjudice de son devoir.

DON LUIS.

Elle ne croira point cela.

BÉATRIX.

D’ailleurs, supposons que Léonor se rende aux instances que je lui ferai de vous parler, don Alonse pourra découvrir tout le mystère : ma maîtresse en sera quitte pour une réprimande, et Béatrix sera mise à la porte.

DON LUIS.

Ne te mets point ces chimères-là dans l’esprit.

BÉATRIX.

Ne serai-je pas bien avancée ? Je perdrai tout d’un coup le fruit de huit longues années de services.

DON LUIS.

Oh ! si ce malheur t’arrivait, je suis en état de t’en consoler.

BÉATRIX.

Je suis bien persuadée de votre bon cœur.

DON LUIS.

Je prendrais soin de ta fortune.

BÉATRIX.

Ne m’en dites pas davantage. Vos promesses m’ébranlent. Adieu, je me retire.

DON LUIS, l’arrêtant.

Ah ! ma chère Béatrix, ne m’abandonne point.

BÉATRIX.

Je veux être sourde à vos prières.

DON LUIS, lui présentant sa bague.

Tiens. En attendant mieux, fais-moi le plaisir de recevoir ce diamant.

BÉATRIX.

Vous m’allez faire chasser.

DON LUIS.

Prends-le, je t’en conjure. Attendris ta maîtresse en ma faveur.

BÉATRIX, prenant le diamant.

Que vous êtes séduisant, seigneur don Carlos !

DON LUIS.

Préviens mon désespoir.

BÉATRIX.

Je n’y puis plus résister, votre douleur me perce l’âme. Allons, je veux vous servir, quelque chose qu’il en puisse arriver. Vous parlerez encore une fois à Léonor.

DON LUIS.

Tu me rends la vie par cette promesse.

BÉATRIX.

Mais je m’aperçois qu’en rêvant aux moyens de vous satisfaire, j’ai pris votre bague sans y penser. Comme la rêverie préoccupe !

Elle fait semblant de vouloir la lui rendre.

DON LUIS.

Non, je t’en prie, Béatrix, garde-la pour l’amour de moi.

BÉATRIX.

Allez-vous-en de peur de surprise, et revenez ici à l’entrée de la nuit.

Don Luis sort.

 

 

Scène XI

 

BÉATRIX, seule, et considérant le diamant

 

Je n’en doute plus, cet homme-là doit avoir de la naissance. Il a des manières engageantes. Je veux épouser ses intérêts.

Elle met la bague à son doigt.

 

 

Scène XII

 

BÉATRIX, LÉONOR

 

BÉATRIX.

Il vient enfin de faire retraite.

LÉONOR.

Tu l’as donc renvoyé ?

BÉATRIX.

Oui, madame, et notre conversation, je vous assure, a été bien vive.

LÉONOR.

A-t-il paru fort sensible à la nécessité de me perdre ?

BÉATRIX.

Cela n’est pas concevable. Il a pris la fortune à partie ; il s’est plaint de son étoile dans des termes... Si vous l’eussiez entendu comme moi, il vous aurait fait pitié.

LÉONOR.

Hélas ! à quoi lui eût servi ma pitié.

BÉATRIX.

À quoi, madame ? Oh ! la pitié d’une fille n’est jamais infructueuse. La mienne, par exemple, lui a remis l’esprit.

LÉONOR.

Comment donc cela ?

BÉATRIX.

Il s’est plaint, comme je vous l’ai dit ; il a soupiré, il a gémi. J’ai été si touchée de sa douleur, que je lui ai donné rendez-vous ici ce soir. Voyez ce que fait la compassion !

LÉONOR.

En vérité, Béatrix, vous êtes une extravagante de lui avoir donné rendez-vous...

BÉATRIX.

Il l’a bien fallu. Il voulait se tuer dans le désespoir où il était.

LÉONOR.

Quoi ! je vous charge de congédier un homme avec qui je veux rompre tout commerce, et vous osez le flatter encore de quelque espérance !

BÉATRIX.

Hé non, madame, il n’espère plus rien, et il ne veut plus vous voir que pour vous dire un éternel adieu.

LÉONOR.

Vous ne deviez point l’entendre. En un mot, il fallait exécuter mes ordres à la rigueur.

BÉATRIX.

Je conviens que j’ai tort ; mais que voulez-vous ? Ce pauvre garçon m’a fendu le cœur.

LÉONOR.

Vous êtes bien compatissante. Oh ! pour cela, Béatrix, vous avez fait une grande sottise de ne m’en avoir pas débarrassée.

BÉATRIX.

Ho bien ! puisque cela vous fait tant de peine, j’aurai bientôt dégagé ma parole. Don Carlos n’est pas encore si loin qu’on ne puisse le joindre. Je vais courir après lui, et l’envoyer au diable.

Elle fait quelques pas comme pour aller après don Luis.

LÉONOR, l’appelant.

Béatrix.

BÉATRIX.

Que me voulez-vous ?

LÉONOR.

Tu es trop vive quelquefois. Ne va pas, dans ton emportement, lui parler d’une manière malhonnête.

BÉATRIX.

Vous serez contente.

LÉONOR.

Dans le fond, je n’ai pas sujet de me plaindre de lui ; et c’est assez de lui dire simplement, qu’il ne me convient plus de l’écouter...

BÉATRIX.

Cela suffit.

Elle fait encore semblant de vouloir courir après don Luis.

LÉONOR, la rappelant.

Attends, Béatrix, attends.

BÉATRIX.

Encore ?

LÉONOR.

Recommande-lui bien de ne pas même paraître aux environs de ce jardin. Fais-lui sentir la conséquence...

BÉATRIX.

Oui ; mais pendant que vous donnez de si amples instructions, le cavalier s’éloigne, et je ne pourrai pas le rattraper.

LÉONOR.

Il n’y a qu’à le laisser. Aussi-bien je songe qu’il est plus à-propos qu’il vienne au rendez-vous.

BÉATRIX.

Je pense aussi que cela vaudra beaucoup mieux. Je ne suis pas entêtée, moi, de mes opinions.

LÉONOR.

Courir après un homme, serait une démarche qui pourrait être mal expliquée.

BÉATRIX.

Vous avez raison. Il sera moins dangereux que je lui parle tantôt ; et je compte bien de réparer ma faute.

LÉONOR.

Tant mieux. Entre-nous, je me défie de ta fermeté.

BÉATRIX.

Franchement, je n’en ai pas plus qu’il ne m’en faut.

LÉONOR.

Tu te laisseras encore attendrir.

BÉATRIX.

Écoutez, je n’en voudrais pas jurer.

LÉONOR.

Je crois que je serai obligée de lui parler moi-même.

BÉATRIX.

Je savais bien qu’il faudrait en venir là. Au reste, que risquez-vous en parlant à don Carlos ? Vous ne l’aimez plus.

LÉONOR, soupirant.

Ah ! Béatrix !

BÉATRIX.

Ah ! je vous entends. Vous êtes lasse de trahir votre conscience, n’est-il pas vrai ?

LÉONOR.

Que tu es cruelle de me plaisanter !

BÉATRIX.

Que vous êtes méchante de m’avoir grondée !

Léonor et Béatrix rentrent dans le jardin.

 

 

ACTE II

 

Le Théâtre représente encore le Prado, comme au premier acte.

 

 

Scène première

 

DON ALONSE, LE CAPITAINE

 

DON ALONSE.

Vous vous en allez ?

LE CAPITAINE.

Je suis obligé de vous quitter pour un moment. Je viens de me souvenir que deux cavaliers doivent se battre demain. Je vais régler le temps, le lieu, et les conditions du combat. Je viendrai vous retrouver après cela.

DON ALONSE.

Vous êtes le maître. Sans adieu.

Le capitaine sort.

 

 

Scène II

 

DON ALONSE, seul

 

J’ai beau parcourir des yeux cette promenade, je n’y vois pas Crispin... Mais je crois l’apercevoir... Je ne me trompe pas, c’est Crispin qui s’avance. Nous allons savoir s’il a bien fait sa commission.

 

 

Scène III

 

DON ALONSE, CRISPIN

 

CRISPIN, tout essoufflé.

Ouf ! Laissez-moi prendre haleine.

DON ALONSE.

As-tu vu le cavalier qu’on t’a ordonné d’épier ?

CRISPIN.

Comme j’ai l’honneur de vous voir, et son valet aussi.

DON ALONSE.

Que cette nouvelle me cause de joie ! Dans quelle rue est-il logé ? Comment le nomme-t-on ?

CRISPIN, hésitant.

C’est ce que je ne puis vous apprendre.

DON ALONSE.

C’est-à-dire, traître, que tu n’as pas voulu le suivre.

CRISPIN.

Pardonnez-moi, c’est lui qui n’a pas voulu que je le suivisse. Il s’est approché de moi avec son valet, pour me dire que si je ne me retirais, ils me donneraient cent coups, et ils m’en ont donné quelques-uns acompte, pour faire voir qu’ils aiment à tenir leur parole.

DON ALONSE.

Le butor ! Il s’y sera pris maladroitement.

CRISPIN.

Non, monsieur, je vous le protesté.

DON ALONSE.

Tais-toi, maraud. Tu mériterais que dans ma juste colère...

CRISPIN.

Ne me frappez pas ; je ne suis plus votre valet. Vous ne pouvez vous défaire de vos vieilles habitudes.

DON ALONSE.

Je rentre. Je ne pourrais m’empêcher de t’assommer.

 

 

Scène IV

 

CRISPIN, seul

 

Je suis un heureux commissionnaire. J’ai pensé être étrillé des deux côtés.

Il veut s’en retourner, et Béatrix l’appelle.

 

 

Scène V

 

CRISPIN, BÉATRIX

 

BÉATRIX.

St, st, Crispin.

CRISPIN.

Que vous plaît-il, ma princesse ?

BÉATRIX.

Te faire une petite question. Es-tu franc ? Es-tu sincère ?

CRISPIN.

Comme un Italien.

BÉATRIX.

Don Alonse te parlait tout à l’heure avec action. Ma maîtresse et moi n’étions-nous pas intéressées dans votre entretien ?

CRISPIN.

Je n’ai rien de caché pour ma chère Béatrix. D’ailleurs, don Alonse a des manières qui ne m’engagent point à être discret. Oui, ma mignonne, il a appris de vos nouvelles. Prenez vos mesures là-dessus.

BÉATRIX.

Quoi ! il aurait découvert... ?

CRISPIN.

Il sait tout, vous dis-je... Mais qui est ce garçon qui vient à nous ?

 

 

Scène VI

 

CRISPIN, BÉATRIX, CLARIN

 

CLARIN, à part.

Mon maître n’est plus ici. Que peut-il être devenu ?

BÉATRIX, à part.

C’est le valet de don Carlos, apparemment.

CRISPIN, à part.

C’est un de mes drôles de tantôt.

CLARIN, à part.

C’est notre espion. Il est là, ma foi, avec une fille fort jolie.

Il salue Crispin et Béatrix.

CRISPIN, à part.

Il me salue humblement. Est-ce qu’il me craindrait ?

CLARIN, à part.

Approchons-nous d’eux.

CRISPIN.

Il n’a peut-être fait le brave, que parce qu’il était soutenu de son maître. Approfondissons un peu cela.

CLARIN, haut, abordant Crispin.

Monsieur !...

CRISPIN, fièrement.

Monsieur...

À part.

Je le crois poltron ; il faut que je l’insulte.

CLARIN.

J’envie votre bonheur ; car, selon toutes les apparences, cette charmante personne est de vos amies.

CRISPIN, d’un ton brusque.

Qu’en voulez-vous dire ?

CLARIN.

Rien. Je vous en fais mon compliment. Elle s’est rendue sans doute au mérite brillant qu’on voit briller en vous.

CRISPIN.

Ce ne sont pas vos affaires.

CLARIN.

J’en demeure d’accord. Mais...

CRISPIN.

Mais, mais, vous n’êtes qu’un sot.

CLARIN.

Vous recevez bien mal les politesses qu’on vous fait.

CRISPIN.

Je veux les recevoir mal, moi. Ton maître n’est pas ici pour te défendre, fanfaron, il faut que je te repasse en taille-douce.

BÉATRIX, le retenant.

Que veux-tu faire, Crispin ?

CRISPIN.

Je veux lui couper le visage.

BÉATRIX.

Arrête-toi donc.

CLARIN.

Ne le retenez pas, la belle ; il n’est pas si méchant que vous le pensez.

CRISPIN, s’agitant.

Têtebleu ! Ventrebleu !

BÉATRIX.

Quel emportement !

CLARIN.

Lâchez la bride à sa fureur.

CRISPIN.

Je ne serai pas content que je ne l’aie enterré.

BÉATRIX, le lâchant.

Ho bien, suis donc ton impétuosité, puisqu’on ne peut t’arrêter.

CRISPIN.

Ho ! ho ! ce n’est point à moi qu’on passe la plume par le bec.

CLARIN.

On ne vous retient plus.

CRISPIN.

Il ne faut pas trop m’échauffer la bile, tudieu !

CLARIN.

Sais-tu bien que tes menaces ne m’épouvantent point, maraud ?

CRISPIN.

Moi, maraud ! Un élève du capitaine don Lope de Castro ?

CLARIN.

Coquin !

CRISPIN.

Coquin ! un nourrisson du point d’honneur !

CLARIN.

Bélitre !

CRISPIN.

Bélitre ! Vous vous perdez au moins.

CLARIN.

Misérable !

CRISPIN.

Vous vous coupez la gorge.

CLARIN.

Gueux !

CRISPIN.

Vous êtes mort.

CLARIN.

Oh ! c’en est trop. Tiens, fat. La patience m’échappe.

Il lui donne un soufflet.

CRISPIN, portant la main à sa joue.

Vous appelez cela de la patience qui s’échappe ?

CLARIN.

Tu l’appelleras comme il te plaira. Mais une autre fois réponds plus poliment aux personnes qui te feront l’honneur de te parler.

Il sort.

 

 

Scène VII

 

BÉATRIX, CRISPIN

 

BÉATRIX, riant.

Voilà un maroufle bien brutal ! Traiter de la sorte un bon enfant comme toi !

CRISPIN.

Mais, Béatrix, je suis en peine de savoir une chose. Quand il m’a frappé, avait-il la main ouverte ou fermée ?

BÉATRIX.

Hé ! pourquoi voudrais-tu savoir cela ?

CRISPIN.

Pourquoi, morbleu ! Si c’est un soufflet, c’est un affront fait à mon honneur.

BÉATRIX.

Et si c’est un coup de poing, ce n’est donc rien ?

CRISPIN.

Non. Un coup de poing, un coup de pied au  cul, se donnent sans conséquence ; mais un soufflet !

BÉATRIX.

Diantre, un soufflet ! On n’y saurait donner une bonne explication, n’est-ce pas ?

CRISPIN.

Dis-moi donc, Béatrix, si c’est un soufflet que j’ai reçu ?

BÉATRIX.

Tu dois mieux le savoir que moi.

CRISPIN.

J’étais distrait dans le moment.

BÉATRIX.

Moi, j’étais fort attentive, et je puis t’assurer que c’est un soufflet avec toutes ses circonstances.

CRISPIN.

Cela étant, je suis bien aise de m’être possédé dans l’action ; la vengeance en sera plus éclatante.

BÉATRIX.

Je n’en doute nullement.

CRISPIN.

Peu s’en est fallu que je n’aye cédé au premier mouvement, et violé nos règles ; car je suis trop chaud et trop bouillant.

BÉATRIX.

Il y a paru.

CRISPIN.

S’il eût réitéré, il y aurait eu du sang répandu.

BÉATRIX.

Oui ; car il t’aurait cassé le nez.

CRISPIN.

Je vais de ce pas chercher mon maître, et le consulter. Cette affaire-là aura de grandes suites.

BÉATRIX.

Tu m’as l’air de la mener loin.

CRISPIN.

Je ne voudrais pas être dans la peau de mon ennemi.

Il sort.

 

 

Scène VIII

 

BÉATRIX, seule, riant

 

Le vaillant champion ! Il a bien profité des leçons de son maître.

 

 

Scène IX

 

BÉATRIX, LÉONOR

 

LÉONOR.

Que faisais-tu donc là avec Crispin ?

BÉATRIX.

Il vient de m’apprendre une agréable nouvelle.

LÉONOR.

Quoi ?

BÉATRIX.

Il m’a dit que le seigneur don Alonse est informé de votre intrigue avec don Carlos.

LÉONOR.

Est-il possible ? Sur ce pied-là je ne m’exposerai point à parler ce soir à ce cavalier.

BÉATRIX.

Hé ! d’où vient ?

LÉONOR.

Mon frère pourrait nous surprendre.

BÉATRIX.

Il ne vous surprendra pas dans une maison d’amie.

LÉONOR.

Tu as raison. Mais à qui nous adresser ?

BÉATRIX, rêvant.

Attendez... Je l’ai trouvé. Adressons-nous à Estelle d’Alvarade. C’est la personne qu’il nous faut.

LÉONOR.

À Estelle ! Tu n’y penses pas, Béatrix. Estelle est nièce du capitaine don Lope, à qui je suis destinée ; elle loge même chez lui depuis quelques jours.

BÉATRIX.

Qu’importe. Deux bonnes amies n’y regardent pas de si près quand il s’agit de se prêter la main. De plus, elle ne sera pas fâchée que son oncle meure dans le célibat.

LÉONOR.

Va donc chez elle pour la prier, de ma part, de trouver bon que je reçoive ce soir dans son appartement don Carlos.

BÉATRIX.

J’y vais tout à l’heure... Mais, quel bonheur ! La voici elle-même.

 

 

Scène X

 

LÉONOR, BÉATRIX, ESTELLE, JACINTE

 

ESTELLE.

Je vous ai reconnue de loin, ma chère Léonor ; et j’ai quitté des dames avec qui je me promenais, pour venir vous embrasser...

Elles s’embrassent.

Hé bien, mes enfants, quelles nouvelles ?

BÉATRIX.

Vous venez fort à-propos, madame, pour nous tirer d’un embarras.

ESTELLE, à Léonor.

Ouvrez-moi votre cœur. Depuis un an que nous nous voyons, mon amitié doit vous être connue. Dans quel embarras êtes-vous ?

LÉONOR.

Je voudrais avoir un entretien avec un cavalier nommé don Carlos, qui me rend des soins depuis quelques jours ; mais on nous observe, et je ne sais où je pourrai le voir.

ESTELLE.

Vous n’osez l’introduire chez vous ?

LÉONOR.

Vous ne me le conseilleriez pas.

ESTELLE.

J’aime mieux vous prêter mon appartement, que de vous donner un si mauvais conseil.

BÉATRIX.

Nous vous prenons au mot.

ESTELLE.

Hélas ! que ne puis-je voir aussi mon cher don Luis Pacheco dont l’absence me met au désespoir ! Il y a deux ans qu’une affaire d’honneur le tient éloigné de Madrid. Je ne reçois point de ses nouvelles, et j’attends en vain son retour.

LÉONOR.

Mon frère ne vous verra-t-il jamais sensible à sa passion ?

ESTELLE.

J’y aurais peut-être répondu, si le souvenir de don Luis ne la traversait point.

BÉATRIX.

Sans don Carlos, nous aimerions peut-être aussi le seigneur don Lope.

ESTELLE, embrassant Léonor.

Adieu, Léonor, je vais rejoindre ma compagnie. Jacinte aura soin de vous introduire ce soir chez moi par une porte secrète.

Léonor et Béatrix rentrent.

 

 

Scène XI

 

ESTELLE, JACINTE

 

JACINTE.

Voilà Léonor bien contente.

ESTELLE.

Je suis ravie de pouvoir lui faire plaisir. C’est le meilleur caractère de fille que je connaisse.

 

 

Scène XII

 

ESTELLE, JACINTE, CLARIN

 

CLARIN.

Où diable est donc mon maître ? Je ne le vois point à cette promenade.

ESTELLE, à Jacinte, en regardant Clarin.

Les traits de cet homme-là ne me sont pas inconnus.

CLARIN, à part.

Voici une dame qui me lorgne. Mon air la frappe, à ce qu’il me semble.

JACINTE, bas, à Estelle.

Comme il vous considère, madame ; on dirait qu’il vous connaît.

ESTELLE.

Eh ! c’est Clarin. C’est le valet de don Luis.

CLARIN, à part et voulant fuir.

Ventrebleu ! c’est Estelle d’Alvarade. La maudite rencontre !

ESTELLE.

C’est toi, Clarin ? Approche, mon enfant ; est-ce que tu ne me remets pas ?

CLARIN, bas.

Que trop.

Haut.

Pardonnez-moi.

ESTELLE.

Don Luis est donc à Madrid ? Quelle joie ! Pourquoi ne l’ai-je pas encore vu ?

CLARIN, d’un air embarrassé.

Madame...

À part.

Que lui dirai-je ?

ESTELLE.

Parle, Clarin, réponds-moi. Satisfais ma curiosité.

CLARIN, pleurant.

Don Luis n’est point à Madrid, madame... hui, hui, hui, hui, hui !

ESTELLE.

Tu pleures, mon ami ! Quel malheur m’annoncent tes larmes ?

CLARIN, redoublant ses pleurs.

Hin, hin, hin, hin, hin !

ESTELLE.

Explique-toi donc. Tu jettes dans mon cœur un effroi mortel.

CLARIN.

Il ne faut plus songer au seigneur don Luis.

ESTELLE.

Que dis-tu ? Que lui serait-il arrivé ?

CLARIN.

Hélas !

JACINTE.

Serait-il mort ?

CLARIN.

Pis que cela ; il est...

ESTELLE.

Achève.

CLARIN.

Marié.

ESTELLE.

Juste ciel !

JACINTE.

Marié !

CLARIN.

Oui, il s’est marié à Bruxelles. Il a épousé la veuve d’un officier flamand.

ESTELLE.

Le perfide !

JACINTE.

Le traître !

ESTELLE.

Il a pu trahir ses serments !

Elle tombe dans une profonde rêverie.

CLARIN.

C’est ce que je lui reprochai la veille de ses noces : Seigneur don Luis, lui dis-je la larme à l’œil ; songez-vous bien à ce que vous allez faire ? Voulez-vous causer la mort à madame Estelle, à qui vous avez donné votre foi, et qui vous aime si tendrement ?

JACINTE.

Et que répondit-il à cela ?

CLARIN.

Ce qu’il répondit :

Grossissant la voix.

Monsieur Clarin, mêlez-vous de vos affaires. Estelle vous a-t-elle payé pour entrer si chaudement dans ses intérêts ?

JACINTE.

Le petit scélérat !

CLARIN.

Le lendemain de son mariage, je lui dis d’un air fier et méprisant : Fi, seigneur ! cela est indigne. Je vous demande mon congé. Je ne veux plus servir un homme sans honneur sans probité. Là-dessus je le quitte. Je sors de Bruxelles et je reviens à Madrid, le cœur gonflé de soupirs en maudissant la veuve de l’officier flamand.

ESTELLE.

Clarin, c’est assez.

CLARIN, bas.

Si cela pouvait la détacher de mon maître !

Haut.

Adieu, madame.

ESTELLE, fouillant dans sa poche.

Attends, mon enfant. Il n’est pas juste que la douleur me fasse oublier ce que je te dois pour avoir pris mon parti.

CLARIN.

Vos manières me pénètrent. Je sens renouveler toute l’affliction que j’avais à Bruxelles.

ESTELLE.

Je suis cause que tu as quitté l’infidèle don Luis. Tiens, voilà pour te dédommager de ce que je t’ai fait perdre.

Elle lui donne de l’argent.

CLARIN, recommençant à pleurer.

Ah ! ah ! ah ! Je ne puis digérer la trahison de don Luis. Je vais chercher quelque retraite pour y pleurer tant que cela durera.

 

 

Scène XIII

 

ESTELLE, JACINTE

 

ESTELLE.

Voilà, Jacinte, ce don Luis dont je t’entretenais si souvent.

JACINTE.

J’étranglerais un homme comme cela.

ESTELLE.

Je me laissais consumer d’ennui, pendant que le volage... Mais c’en est fait, la douleur fait place à la colère, et je ne respire plus que vengeance.

JACINTE.

Votre ressentiment est juste ; mais remettez-vous. J’aperçois le seigneur don Lope votre oncle. Il vient ici. Dissimulez.

ESTELLE.

Non, non, je ne puis me contraindre. D’ailleurs, pourquoi lui ferais-je un mystère de l’outrage que j’ai reçu ? Il doit le sentir comme moi-même...

 

 

Scène XIV

 

ESTELLE, JACINTE, LE CAPITAINE, CRISPIN

 

ESTELLE, au capitaine.

Ah ! seigneur, je suis trahie ! Un amant parjure met sur mon front une honte éternelle.

CRISPIN, à part.

Aurait-elle reçu un soufflet ?

LE CAPITAINE.

Expliquez-vous, ma nièce, quel affront vous a-t-on fait ?

ESTELLE.

Un cavalier, depuis trois ans, a reçu ma foi, et je viens d’apprendre que le traître s’est marié à Bruxelles.

LE CAPITAINE.

Certes, le trait est noir.

CRISPIN.

Fi ! Voilà un procédé bien français.

ESTELLE.

Sa trahison ne demeurera pas impunie. Quand parmi les hommes je ne trouverais point de vengeur, le perfide ne saurait m’échapper. Conduite par ma fureur, j’irai le chercher à Bruxelles, et moi-même je lui percerai le cœur.

CRISPIN.

Quelle fille ! Elle chasse de race, ma foi.

LE CAPITAINE.

Calmez vos transports, Estelle. Votre injure me touche autant que vous. Dites-moi seulement le nom du cavalier.

ESTELLE.

Il se nomme don Luis Pacheco.

LE CAPITAINE.

Cela suffit. Je mé charge de vous venger.

ESTELLE.

Vous irez en Flandres ?

CRISPIN.

Il irait au Japon, madame, pour moins que cela.

LE CAPITAINE.

Je partirai si tôt que j’aurai fini une affaire qui demande ici ma présence. Allez, ayez l’esprit en repos là-dessus.

Estelle et Jacinte sortent.

CRISPIN, à part.

Puisque mon maître est si prompt à se charger des vengeances d’autrui, il faut que je remette la mienne entre ses mains.

 

 

Scène XV

 

LE CAPITAINE, CRISPIN

 

LE CAPITAINE.

Je vais rentrer chez don Alonse, et lui annoncer une nouvelle si favorable à son amour. Toi, Crispin, va m’attendre au logis.

CRISPIN.

J’y vais... Mais, seigneur capitaine, un petit mot, s’il vous plaît.

LE CAPITAINE.

Que me veux-tu ?

CRISPIN.

Je veux vous instruire d’un différend, qui offre une belle matière à vos décisions.

LE CAPITAINE.

Ho ! ho ! quel différend peut-il être arrivé qui ne soit pas encore venu à ma connaissance ?

CRISPIN.

Dans ce même endroit où nous voici, j’ai reçu un soufflet qui m’a fait voir vingt chandelles.

LE CAPITAINE.

Qui ? toi, Crispin ?

CRISPIN.

Oui, moi, votre élève dans la science des procédés.

LE CAPITAINE.

Voilà une action bien hardie !

CRISPIN.

Je l’ai trouvée si téméraire, si insolente, que je n’ai presque pas senti le coup.

LE CAPITAINE.

Cet affront me regarde.

CRISPIN.

Assurément, on ne saurait faire du mal aux pieds, que la tête ne s’en ressente.

LE CAPITAINE.

Donner un soufflet à mon domestique, c’est m’offenser directement.

CRISPIN.

Directement, oui, directement. Ho ! ho ! monsieur l’olibrius, vous n’avez qu’à vous bien tenir ; mon affaire est en bonne main.

LE CAPITAINE.

J’en dois tirer raison.

CRISPIN.

Sans doute. C’est à cause de cela que je n’ai pas voulu me venger moi-même.

LE CAPITAINE.

J’approuve ta retenue.

CRISPIN, à part.

Je suis hors d’intrigue.

LE CAPITAINE.

Qui est l’offenseur ? Est-il noble ?

CRISPIN.

Hé ! non, non. Allez, ne craignez rien. Ce n’est qu’un valet.

LE CAPITAINE.

Oh ! si l’offenseur n’est pas noble, l’honneur ne me permet pas de mettre l’épée à la main contre lui. Mais ce qui m’est défendu, à moi, t’est permis à toi, comme tu le peux voir dans mon chapitre des Soufflets roturiers.

CRISPIN.

Ho bien ! puisque vous ne pouvez me venger, il n’y a qu’à laisser cela là. Je m’en vengerai par le mépris. Aussi-bien c’est la vengeance des belles âmes.

LE CAPITAINE, le regardant de travers.

Que dis-tu ?

CRISPIN.

Un soufflet, au bout du compte, n’est pas la mort d’un homme.

LE CAPITAINE.

Comment, faquin ! est-ce là le langage d’un homme nourri chez moi ?

CRISPIN.

C’est le langage d’un homme sensé.

LE CAPITAINE.

Écoute. Je n’ai qu’un mot à te dire. Songe à te montrer digne valet de don Lope ; ou bien prépare-toi à mourir sous le bâton.

CRISPIN.

L’alternative est consolante.

LE CAPITAINE.

Opte tout à l’heure. Détermine-toi.

CRISPIN.

C’en est fait, je prends mon parti. Vos paroles m’inspirent une fureur martiale. Je vais, comme un lion, chercher mon ennemi.

LE CAPITAINE.

Ah ! j’aime à t’entendre parler de la sorte.

CRISPIN.

Je cours, je vole... Mais, attendez : une réflexion m’arrête tout court.

LE CAPITAINE.

Hé ! quelle ?

CRISPIN.

Je songe que j’ai reçu le soufflet en rendant service à don Alonse. C’est le valet de l’amant de sa sœur qui me l’a donné.

LE CAPITAINE.

Tu ne m’avais pas dit cette circonstance.

CRISPIN.

Non, vraiment, je n’y ai pas pensé.

LE CAPITAINE.

Don Alonse a part à l’offense.

CRISPIN.

N’est-il pas vrai ? Il doit joindre cela aux autres sujets qu’il a de se plaindre du cavalier, et venger le tout ensemble. Ainsi la chose ne me regarde plus.

LE CAPITAINE.

Elle te regarde toujours, mon ami. Don Alonse étant gentilhomme ne peut pas tirer raison de cette offense. Tu dois te venger, tant par rapport à toi, que par rapport à lui, et même aussi par rapport à moi.

CRISPIN.

Il y a bien des rapports dans cette affaire-là.

LE CAPITAINE.

Va, mon enfant, va rétablir ton honneur.

CRISPIN.

C’est-à-dire, Crispin, va te faire tuer.

LE CAPITAINE.

Ne remets point le pied dans ma maison, que tu n’aies réparé l’outrage que tu as reçu. Il ne me convient pas d’avoir un domestique déshonoré.

Le capitaine rentre chez don Alonse.

 

 

Scène XVI

 

CRISPIN, seul

 

J’avais bien affaire aussi d’aller parler de ce maudit soufflet. Mais le vin est tiré, il faut le boire. Allons, Crispin, anime-toi. Après tout, ton ennemi n’a peut-être pas plus de cœur qu’un autre. Quand il verra une épée nue, il aura autant de peur que toi. Pourquoi non ? Faisons-en l’épreuve. Ça, représentons-nous que je le rencontre. Parlons-lui d’un ton de grenadier : Ah ! te voilà, pendard, te voilà...

Il change de ton.

Je vous demande pardon, monsieur Crispin. J’étais ivre quand je vous ai souffleté.

D’un ton rude.

Tu étais ivre, maraud ; ha ! ha ! voici de mes gens qui ne sont braves que lorsqu’ils ont bu ! Mets l’épée à la main, gueux, et défends-toi...

Il allonge des estocades.

Tic, tac... Sa lame est bonne, et il se défend bien ; mais j’en viendrai à-bout. Pare-moi celle-ci : une, deux, trois, paf ! Tiens, misérable, va te faire panser...

D’un ton pleureur.

Ah ! vous m’avez crevé un œil...

D’un ton rude.

Bon, tant mieux, méchant borgne, je veux t’arracher l’autre. Il faut mourir...

Apercevant Clarin.

Ahi, ahi, ahi !

 

 

Scène XVII

 

CRISPIN, CLARIN

 

CLARIN, lui mettant la main sur l’épaule.

Qui doit mourir ?

CRISPIN, à part.

Ouf ! je ne le croyais pas si près de moi.

CLARIN.

Je vous trouve l’épée à la main !

CRISPIN.

Je viens de bourrer un certain quidam qui m’avait insulté.

CLARIN.

J’en suis ravi. J’aime les braves gens, et je suis prêt à vous faire raison du soufflet que j’ai pris la liberté de vous appliquer sur...

CRISPIN.

Il s’est battu avec beaucoup de valeur. Il faut rendre justice à ses ennemis.

CLARIN.

Cela est généreux. Hâtons-nous, je vous prie, tandis que nous sommes seuls.

CRISPIN.

Je suis encore tout essoufflé de mon dernier combat ; laissez-moi respirer.

CLARIN.

Dépêchons-nous donc.

CRISPIN.

Quoi !

Déclamant.

Sortir d’une bataille, et combattre à l’instant !

Me prenez-vous pour un Cid ?

CLARIN.

Non, ma foi, non. Je vois bien que vous n’êtes rien moins qu’un Cid. Le ciel vous a donné bien peu de courage.

CRISPIN.

Vous devez l’en remercier.

CLARIN, lui donnant des soufflets.

Vous méritez d’être souffleté.

CRISPIN.

D’accord.

CLARIN, lui donnant des nasardes.

Nasardé.

CRISPIN.

Soit.

CLARIN, lui donnant des croquignoles.

Croquignolé.

CRISPIN.

Tout ce qu’il vous plaira.

CLARIN.

Puisque vous ne voulez pas vous battre, vous trouverez bon que je vous donne des coups de bâton. Vous savez que c’est la règle.

CRISPIN.

Oui. Vous avez donc lu cela dans notre livre ?

CLARIN.

Mot pour mot.

CRISPIN.

Il en faut passer par-là, car je suis rigide observateur de nos règles...

Tendant la main à Clarin.

Allons, monsieur, suivez-les.

CLARIN, après lui avoir donné des coups de bâton.

C’est ainsi que je les donne.

CRISPIN.

C’est ainsi que je les reçois.

CLARIN.

Je vous ferai tâter de mon épée, si vous n’êtes pas content de cela.

CRISPIN.

Oh ! je ne suis pas si difficile à contenter.

CLARIN, s’en allant.

Adieu, frère.

CRISPIN, le saluant profondément.

Monsieur, je suis votre serviteur très humble.

 

 

Scène XVIII

 

CRISPIN, seul

 

Il croyait que je lâcherais pied devant lui. Il a été bien attrapé. Je lui ai tenu tête jusqu’au bout. Il est vrai que j’ai été battu ; mais les armes sont journalières ; et au-reste, voilà mon affaire vidée.

 

 

ACTE III

 

Le Théâtre représente l’appartement du capitaine don Lope. Cet appartement a l’air d’une salle d’armes : on y voit quantité de fleurets, de plastrons et autres ustensiles concernant les armes.

Il y a deux flambeaux sur une table.

 

 

Scène première

 

LE CAPITAINE, CRISPIN

 

LE CAPITAINE.

Qu’est-ce, Crispin ? Tu as l’air bien content.

CRISPIN.

Ah ! seigneur capitaine, j’ai une agréable nouvelle à vous annoncer.

LE CAPITAINE.

Je la lis dans tes yeux.

CRISPIN.

Vous voyez en moi votre vivante image. Je viens de terminer mon affaire très heureusement.

LE CAPITAINE.

As-tu tué ton homme ?

CRISPIN.

Non ; mais il y a eu bien des coups donnés et reçus.

LE CAPITAINE.

De quelle manière s’est passé la chose ?

CRISPIN.

Je vais vous le dire en deux mots. J’ai rencontré mon ennemi. Nous avons parlé de nous battre. L’un de nous deux a refusé lâchement de tirer l’épée ; et l’autre, suivant nos règles, lui a donné vingt coups de bon.

LE CAPITAINE.

Tu as bien fait de le traiter ainsi.

CRISPIN.

Après cela mon drôle ne m’a pas demandé son reste. Il s’est retiré, et m’a laissé maître du champ de bataille.

LE CAPITAINE.

Tu as fait prendre la fuite à ton ennemi ?

CRISPIN.

Oui, vraiment, il m’a montré les talons.

LE CAPITAINE.

Tu me ravis par ce discours, mon cher Crispin. Viens, mon fils, viens que je t’embrasse. Je veux que tu deviennes un des plus vaillants hommes du royaume.

CRISPIN.

J’y ai beaucoup de disposition.

LE CAPITAINE.

Et dès-à-présent, je te fais l’arbitre des démêlés de la populace.

CRISPIN.

Grand-merci.

Déclamant.

Tôt ou tard la valeur reçoit sa récompense.

LE CAPITAINE.

Ma joie est extrême d’apprendre que tu te sois vengé : car, enfin, mon ami, une injure est un pesant fardeau.

CRISPIN.

Très pesant.

LE CAPITAINE.

Dans quelle affreuse situation se trouve un homme qui a été offensé, et qui n’est pas encore vengé !

CRISPIN.

J’ai passé par-là. Peste, c’est une horrible situation !

LE CAPITAINE.

Il a dans le cœur un ver qui le ronge sans relâche. Il est bourrelé.

CRISPIN.

Souffleté.

LE CAPITAINE.

Déchiré.

CRISPIN.

Nasardé.

LE CAPITAINE.

Dévoré.

CRISPIN.

Croquignolé.

LE CAPITAINE.

Mais, quand il a goûté la douceur de la vengeance...

CRISPIN.

Ho ! ho !

LE CAPITAINE.

Quel soulagement !

CRISPIN.

Quel plaisir !

LE CAPITAINE.

Que son âme est contente !

CRISPIN.

Elle nage dans la joie.

LE CAPITAINE.

Par exemple, quelle satisfaction n’as-tu pas présentement ?

CRISPIN.

Oui, parbleu, je suis fort satisfait. Je ne voudrais pas être à recommencer... Mais voici un de nos espions. Que vient-il nous apprendre ?

 

 

Scène II

 

LE CAPITAINE, CRISPIN, UN ESPION

 

L’ESPION.

Il y a bien des affaires, seigneur capitaine.

LE CAPITAINE.

Qu’est-il arrivé ?

L’ESPION.

Un chevalier de Calatrave, nommé don Martin d’Avalos, a voulu donner cette nuit une sérénade à une fille de qualité ; et un de ses rivaux est venu par jalousie déconcerter le concert. On s’est battu comme tous les diables de part et d’autre, et l’on a trouvé ce matin sur le carreau...

LE CAPITAINE, avec précipitation.

Hé bien ! sur le carreau ?

L’ESPION.

Deux guitares brisées en mille pièces.

CRISPIN, riant.

Ha, ha, ha, ha ! Quel carnage !

LE CAPITAINE.

Il y a bien là de quoi rire ! Je trouve le cas très grave, moi. On ne doit point troubler des sérénades. L’usage en est légitime et consacré. Je prétends m’informer à fond de cette affaire.

CRISPIN.

Vous ferez sagement. Il faut découvrir ces perturbateurs de la galanterie nocturne, et leur faire payer les guitares.

LE CAPITAINE.

Quel étranger entre ici ? Voyons ce qui l’amène.

L’espion se retire.

 

 

Scène III

 

LE CAPITAINE, CRISPIN, UN SICILIEN

 

LE SICILIEN, saluant le capitaine.

Seigneur, sur la réputation que vous avez...

CRISPIN, l’interrompant et le saluant.

Seigneur, je suis votre serviteur de tout mon cœur.

LE SICILIEN, à Crispin.

Bonjour...

Au Capitaine.

Seigneur, sur la réputation que vous avez d’être le premier homme du monde...

CRISPIN, l’interrompant encore.

Je suis ravi de vous voir en bonne santé.

LE SICILIEN regarde sévèrement Crispin et reprend ensuite son discours.

D’être le premier homme du monde pour lever les scrupules que l’honneur fait naître quelquefois dans les âmes sensibles aux injures, je viens exprès des extrémités de la Sicile à Madrid, pour vous prier de me conseiller dans un embarras où je me trouve.

LE CAPITAINE.

Volontiers. De quoi s’agit-il ?

CRISPIN.

Parlez. Nous vous écoutons.

LE SICILIEN.

Vous savez mieux que personne combien l’honneur d’un gentilhomme est délicat et facile à blesser.

LE CAPITAINE.

Ha ! ha !

CRISPIN.

Malepeste !

LE SICILIEN.

L’honneur est une glace que le moindre souffle ternit.

CRISPIN.

L’honneur est une prune qu’on ne saurait toucher sans en ôter la fleur.

LE SICILIEN.

Je suis natif de Catania près du Mont-Gibel, et je me nomme Lupardi. En lisant un vieux bouquin, j’ai trouvé qu’un homme qui portait mon nom, a été tué en duel autrefois ; et il n’est point fait mention dans le volume que sa mort ait été vengée.

LE CAPITAINE.

Il y a peut-être plusieurs tomes ?

LE SICILIEN.

Pardonnez-moi.

CRISPIN.

Et avez-vous vu toutes les éditions ?

LE SICILIEN.

Le livre n’en a jamais eu qu’une.

CRISPIN.

Il a donc cela de commun avec bien des ouvrages.

LE CAPITAINE.

Comment s’appelait le meurtrier de votre Lupardi ?

LE SICILIEN.

Il s’appeloit Perichichichipinchi.

CRISPIN, riant.

Perichichirichinpi.

LE SICILIEN.

Perichichichipinchi.

LE CAPITAINE.

Voici ce que vous avez à faire. Il faut que vous cherchiez quelque cavalier qui porte ce nom, et que vous lui fassiez un appel.

CRISPIN.

Cela est dans les formes.

LE SICILIEN.

J’ai pensé comme vous, et j’ai d’abord fait des perquisitions dans la Sicile. De là, j’ai passé dans le royaume de Naples, et parcouru toute l’Italie ; mais je n’ai point trouvé ce que je cherchais.

LE CAPITAINE.

Cela est malheureux.

CRISPIN.

Rien n’est plus désolant.

LE SICILIEN.

J’étais enfin de retour chez moi, fort mortifié d’avoir perdu mes pas et résolu d’abandonner une vengeance qu’il m’était impossible de tirer ; mais l’inexorable point d’honneur m’est venu faire un crime du repos où je voulais demeurer ; et las d’être en proie aux secrets reproches qu’il faisait sans cesse, j’ai pris la résolution de continuer ma recherche.

LE CAPITAINE, à Crispin.

Ah ! mon ami, quelle délicatesse !

CRISPIN.

Oui, parbleu, ce gentilhomme observe les points et les virgules de notre recueil.

LE SICILIEN.

J’ai dessein, après avoir soigneusement tâché de déterrer quelque Perichichichipinchi en Espagne, de me rendre aux Pays-Bas, d’aller en France, en Allemagne, et de faire enfin le tour de l’Europe ; mais si je ne tire aucun fruit d’un si long voyage, pensez-vous que je puisse en sûreté d’honneur en demeurer là ?

LE CAPITAINE.

Je ne le crois pas.

CRISPIN.

Ni moi non plus.

LE CAPITAINE.

Je ne me contenterais pas d’avoir fait le tour de l’Europe, je passerais aux Indes.

CRISPIN.

Je galoperais par toute la terre habitable pour n’avoir rien à me reprocher.

LE SICILIEN.

Seigneur capitaine, on m’avait bien dit que vous étiez roide sur l’article. Je vous remercie de vos conseils. Adieu. Je ne retournerai point en Sicile, que je n’aye fait tout ce que l’intérêt de mon nom attend de moi.

 

 

Scène IV

 

LE CAPITAINE, CRISPIN

 

CRISPIN.

Le seigneur Lupardi va bien battre du pays. Il court grand risque de ne revoir jamais le Mont-Gibel.

LE CAPITAINE.

C’est un brave homme ; et je souhaite qu’il rencontre... Mais voici don Alonse mon beau-frère futur.

 

 

Scène V

 

LE CAPITAINE, CRISPIN, DON ALONSE

 

DON ALONSE.

Seigneur capitaine, je viens vous sommer de me tenir parole.

LE CAPITAINE.

Quand il en sera temps, je vous introduirai dans l’appartement de ma nièce. Allons dans mon cabinet, attendre cet heureux moment.

 

 

Scène VI

 

ESTELLE, LÉONOR

 

Le Théâtre change en cet endroit, et représente l’appartement d’Estelle, éclairé de quantité de bougies.

ESTELLE.

Vous voyez, ma chère Léonor, si ma douleur est juste.

LÉONOR.

Je ne puis revenir de ma surprise.

ESTELLE.

Hommes perfides et scélérats ! quand vous nous faites des serments, que nous sommes sottes d’y ajouter foi !

LÉONOR.

Quelle ingratitude !

ESTELLE.

Je souhaite que vous soyez plus heureuse que moi ; mais, après ce qui m’est arrivé, je crois qu’il y a peu de fond à faire sur les promesses d’un amant.

LÉONOR.

Votre exemple, il est vrai, doit m’effrayer ; mais s’il est quelqu’homme au monde qui ne ressemble point aux autres, c’est don Carlos.

ESTELLE.

Vous avez donc trouvé le phénix.

LÉONOR.

Sa seule physionomie confond toutes les réflexions qu’on peut faire contre son sexe.

ESTELLE.

Sa physionomie, dites-vous ? Oh ! prenez-y garde, Léonor. Don Luis en a une à tromper toute la terre.

 

 

Scène VII

 

ESTELLE, LÉONOR, BÉATRIX

 

BÉATRIX, à Léonor.

Madame.

LÉONOR.

Hé bien, Béatrix ?

BÉATRIX.

Je vous amène don Carlos.

Béatrix fait entrer don Luis et se retire ensuite.

LÉONOR.

Vous allez voir, Estelle, que je n’ai pas fait un mauvais choix.

 

 

Scène VIII

 

ESTELLE, LÉONOR, DON LUIS, le nez enveloppé dans son manteau

 

DON LUIS, à part, reconnaissant Estelle.

Juste ciel ! où me suis-je laissé conduire ? C’est Estelle !

LÉONOR.

Don Carlos, vous n’avez rien à craindre ici. Découvrez-vous.

DON LUIS, à part.

Comment me tirer de ce mauvais pas ?

ESTELLE.

Seigneur, n’ayez là-dessus aucune inquiétude.

DON LUIS, tout déconcerté.

Pardonnez, Mesdames, si je vous quitte pour un instant... J’ai oublié... Une affaire pressée... J’ai deux mots à dire à un ami, qui...

LÉONOR.

Quel discours ! Avez-vous perdu l’esprit, don Carlos ? Pourquoi vous troublez-vous ?

DON LUIS.

Madame !...

LÉONOR.

Finissons. Découvrez-vous. Je le veux.

DON LUIS, faisant un pas pour s’en aller.

Je vais revenir dans un moment.

On entend dans cet endroit du bruit à la porte.

LÉONOR.

Qu’entends-je ?

ESTELLE.

On ouvre. Ô ciel ! on entre.

LÉONOR, à part.

Que vois-je ! c’est mon frère. Je suis perdue !

 

 

Scène IX

 

ESTELLE, LÉONOR, DON LUIS, DON ALONSE, LE CAPITAINE, CRISPIN

 

ESTELLE, s’avançant vers la porte.

Quel audacieux peut venir ?...

DON ALONSE.

Ne vous alarmez pas, madame, un amant soumis et respectueux ne doit point... Mais quel objet s’offre à mes regards ? Un homme avec ma sœur et ma maîtresse !

LE CAPITAINE, à part, se frottant les yeux.

Est-ce une illusion ?

ESTELLE.

Don Alonse chez moi !...

Au capitaine.

Et c’est vous, seigneur, qui l’introduisez !

LE CAPITAINE.

Ma présence doit vous rassurer. Mais que fait ici ce cavalier ?

CRISPIN.

Ouf !

DON ALONSE.

Cet inconnu qui prend soin de se cacher, offense mon honneur ou mon amour.

CRISPIN, à part.

Notre livre sera consulté.

DON ALONSE, mettant la main sur la garde de son épée.

Il faut qu’il éprouve le châtiment que mérite sa témérité.

LÉONOR, tremblante.

Que vont-ils faire ?

ESTELLE, saisissant le bras de don Alonse.

Arrêtez, don Alonse. Songez au respect que vous me devez.

LÉONOR, au capitaine.

Seigneur don Lope, de grâce, calmez...

LE CAPITAINE.

Écoutez. Point de bruit. Voici de quelle manière on peut accommoder la chose.

ESTELLE, à part.

Il va dissiper cet orage.

LÉONOR.

Puisse-t-il nous tirer de peine !

CRISPIN.

L’oracle va parler.

LE CAPITAINE.

Crispin, ferme la porte. Et vous, don Alonse, faites tous vos efforts pour tuer ce cavalier tout à l’heure.

LÉONOR, faisant un cri.

Ah !

ESTELLE.

Ô dieux !

LE CAPITAINE.

Et si par malheur il vous tue, je suis ici pour le tuer après. Par ce moyen votre mort sera vengée et votre honneur satisfait.

CRISPIN.

Voilà un tempérament de notre façon...

LÉONOR, au capitaine.

Quoi ! vous flattez leur rage, au-lieu de vous y opposer !

ESTELLE.

Comment ! vous voulez que dans mon appartement même...

LE CAPITAINE.

Oui, ma nièce, il faut que cela soit. En pareille rencontre, c’est ainsi qu’on en doit user.

CRISPIN.

C’est l’ordre, madame ; c’est la règle.

ESTELLE.

Que dira-t-on de moi dans le monde ?

LE CAPITAINE.

Soyez tranquille sur cela. Mon témoignage suffit pour faire taire la médisance. Allons, seigneurs cavaliers, battez-vous, à votre aise.

CRISPIN.

Oui, tuez-vous, égorgez-vous à votre aise. Mon maître est dans son élément.

Les deux cavaliers mettent l’épée à la main.

LÉONOR.

À l’aide !

ESTELLE.

Au secours !

LE CAPITAINE.

Attendez, don Alonse ; je fais réflexion que vous ne connaissez pas ce cavalier.

DON ALONSE.

Que m’importe ?

LE CAPITAINE.

Il faut connaître l’offenseur.

À don Luis.

Seigneur inconnu, découvrez-vous, et apprenez qui vous êtes.

DON LUIS.

Malgré les intérêts qui m’obligent à me cacher, vais donc me faire connaître.

Il se découvre.

ESTELLE.

Ah ! c’est don Luis !

LE CAPITAINE.

Que vois-je ? don Carlos !

ESTELLE.

Qui t’amène ici, traître ? Viens-tu séduire mon amie, et couronner par-là ta trahison ?

DON ALONSE, à Estelle.

Madame, laissons là les discours. Je vais vous venger d’un infidèle en punissant un suborneur.

LE CAPITAINE.

Doucement, don Alonse. Ce don Luis m’est connu sous le nom de don Carlos. C’est mon meilleur ami. C’est lui qui m’a sauvé la vie en Flandres. Je dois défendre la sienne.

CRISPIN.

Oui, nous périrons à ses côtés.

DON ALONSE.

Mais, don Lope, il est votre rival, et de plus vous avez promis de venger votre nièce de l’infidélité de don Luis.

LE CAPITAINE, rêvant.

Il est vrai.

DON ALONSE.

Faut-il donc compter pour rien votre parole ?

LE CAPITAINE.

Non.

CRISPIN, à part.

Oh ! ma foi, pour le coup notre recueil est en défaut.

LE CAPITAINE, à don Luis.

Don Carlos, ou plutôt don Luis, puisque c’est votre véritable nom, je sens toute l’obligation que je vous ai ; mais l’honneur veut que mon bras s’arme contre vos jours. Je suis au désespoir d’en venir là avec vous. Pourquoi faut-il que vous soyez si coupable ?

Il tire son épée.

DON LUIS.

En quoi, don Lope, suis-je donc si coupable ?

LE CAPITAINE.

En quoi ? Malgré la foi jurée, vous abandonnez ma nièce, vous vous mariez à Bruxelles, et vous revenez à Madrid séduire Léonor ma maîtresse.

DON LUIS.

Je ne suis point marié. C’est une fable que mon valet a inventée dans l’embarras où il s’est trouvé en rencontrant Estelle.

LE CAPITAINE.

Oh ! puisque vous n’êtes pas marié, c’est une autre affaire. Il est aisé de nous accorder.

DON ALONSE.

Hé ! comment cela ?

LE CAPITAINE.

Don Luis n’a qu’à rendre son cœur à ma nièce, et l’épouser dès demain.

DON ALONSE.

L’épouser ! Il faut donc que je me venge des soins que don Luis a rendus à ma sœur sans mon aveu, et qu’en même-temps je lui dispute le cœur d’Estelle.

LE CAPITAINE.

Soit ; mais si vous ôtez la vie à don Luis, je serai obligé d’attaquer la vôtre.

CRISPIN.

Il ya aussi bien des rapports dans cette affaire-ci.

ESTELLE.

C’est à moi de finir tous ces débats...

Au capitaine.

Seigneur don Lope, je vous rends votre parole. Je ne souhaite plus d’être vengée. Je ne vois plus en don Luis un amant chéri. Son inconstance a rendu mon cœur libre, et je donne ma main au seigneur don Alonse.

DON ALONSE.

Ah ! madame, en récompensant ma constance, vous me faites oublier tous les maux que j’ai soufferts depuis quatre ans.

LE CAPITAINE, à don Alonse.

Depuis quatre ans ! Vous avez donc soupiré pour Estelle avant don Luis ?

DON ALONSE.

Oui, seigneur.

LE CAPITAINE.

Eh ! que ne le disiez-vous d’abord ? Vous levez par-là tous les obstacles. C’est la date qui doit décider entre deux rivaux d’un mérite égal.

LÉONOR, au capitaine.

Suivez-donc vous-même vos règles, seigneur capitaine, et cédez-moi à don Luis.

LE CAPITAINE.

Que je vous cède à don Luis ?

LÉONOR.

Oui, vraiment. Il n’y a que trois jours que vous m’aimez, et il y en a huit qu’il me rend des soins.

CRISPIN, au capitaine.

Vous n’avez pas le mot à dire à cela.

LE CAPITAINE.

Non, Puisque l’honneur l’ordonne, l’amour a beau s’y opposer. Il faut sacrifier à l’honneur jusqu’à son bonheur même. Je souscris à la félicité de Pacheco.

DON LUIS.

Par ce sacrifice, don Lope, vous payerez avec usure le service que je vous ai rendu.

LE CAPITAINE.

Ô point d’honneur ! que tu as de pouvoir sur les belles âmes !

CRISPIN.

Ô point d’honneur ! que tu es sensible aux épaules !


[1] Le Point d’honneur est une pièce de la composition de don Francisco de Roxas. Elle a pour titre, en espagnol : No ay Amigo para Amigo, Il n’y a point d’Ami pour un Ami. Je l’accommodai au Théâtre Français, et la fis représenter à Paris, au mois de février 1702. Elle était en cinq actes, mais je l’ai réduite à trois, pour la rendre plus vive.

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